Le miroir de l'âme

Gémissements, plaintes, prières... la petite fille n'en a cure. Son couteau se lève et s'abaisse toujours pour pénétrer la chair de sa mère. Déjà son père est mort et se baigne dans son sang et ses viscères. Bruit sourd et visqueux de la lame qui taillade, fouille, éventre tandis que la fillette arbore un rictus démoniaque.

Une odeur de sang se mèle à celle des tripes se répandant au sol. Dans un dernier râle, la mère rend les armes. Etendue près de son mari, dans ce grand lit baldaquin aux draps rougis, elle ne ressemble plus qu'à un tas difforme souillée par son urine qu'elle n'a pu contenir.

La petite fille en transe, se lève enfin du lit et sans un regard pour ses géniteurs, ceux qu'elle a aimé, se dirige vers la porte, toujours couteau en main. Son visage poupin a perdu cette colère qui l'animait et se retrouve désormais serein. Elle pourrait passer pour un ange si ce n'est tout ce sang poisseux et gluant qui ne la recouvre des pieds à la tête. Dans un claquement, la lourde porte se referme sur l'horreur d'un instant de folie. Dans les longs couloirs résonne le bruit de petits pieds nus claquant sur le sol pavé.

Une sentinelle passant par là, regarde de stupeur cette petite qu'il a vu bébé. Qu'a-t-il pu lui arriver, s'interroge-t-il d'abord. Il l'attrape par les épaules, la secoue dans tout les sens et lui pose la question. Elle, sourire aux lèvres, sans un mot lui montre la chambre de ses parents de sa main libre. Comprenant qu'il s'est passé quelque chose de grave, il la tire par le bras jusqu'à sa chambre et l'y enferme de l'extérieur avant de rejoindre la scène du drame.

La fillette semble revenir à la réalité. Elle lève l'objet du crime devant ses yeux et dans un cri strident le laisse tomber à ses pieds...

Bruit métallique de la lame percutant le sol, sanglots déchirant d'une enfant qui vient de comprendre l'ampleur de son acte. Elle se laisse glisser à terre, tape de ses poings le sol, cherchant à comprendre ce qui s'est passé et surtout pourquoi elle a fait ça ! L'odeur cuivrée de tout ce sang sur elle la prend à la gorge. Nauséeuse, elle se tourne de côté et régurgite son repas du soir. Dans ses veines son sang ce glace d'effroi... serait-elle devenue folle ?

Dans sa chambre un mouvement qu'elle ne capte pas, des murmures qu'elle n'entend pas. Un instant, la lune éclaire un endroit bien précis de la pièce, laissant entrevoir un visage enfantin aux yeux rieurs. Un rire se fait entendre. L'enfant surprise lève la tête et sonde sa chambre du regard. mais celui-ci n'accroche pas l'endroit auparavant éclairé par la lune. Elle se croit bonne à l'aliénation, hurle encore, se claque la tête à terre pour faire sortir ses démons.

- "Arrêtes !" . Tel le claquement d'un fouet, cette injonction fait mouche.

L'enfant arrêtes de se faire mal, s'essuie du revers de la main pleurs et morve. Elle regarde une nouvelle fois sa chambre mais ne voit toujours personne.

- "Où es-tu ?". Voix chevrotante prête à laisser place de nouveau aux gémissements.

-"Laisses toi guider par ma voix. Suis là et tu me trouveras".

La petite fille écoute cette voix qu'elle a déjà entendue mais dont elle n'arrive pas à se souvenir de sa propriétaire. Elle ferme les yeux, se laisse guider par cette voix qui s'est mise à chantonner une comptine locale.

-"Arrêtes d'avancer !"

Elle ouvre les yeux et se retrouve devant le miroir lui renvoyant son reflet, tourne sur elle-même, cherchant de nouveau celle qui l'a interpellée. Mais personne !

- "Sotte que tu es ! Je suis là devant toi ! Retourne toi et regarde moi..."

Frottements des talons qui pivotent sur les dalles froides, hoquet de stupeur, l’enfant regarde son reflet dans le miroir éclairé par un rayon de lune. Elle se fait face sans réellement le faire. Ce qui aurait dû apparaître ne l’est pas. Sa propre image la fixe souriante, sans aucune trace de sang sur sa chemise, et lui fait signe de la main, la bougeant de gauche à droite, paume ouverte, doigts écartés.

-"Surprise...”

Yeux écarquillés, bouche béante, filet de bave coulant à la commissure de sa lèvre, la fillette touche du bout des doigts la surface glacée, pour se prouver à elle-même qu’elle ne rêve pas, que ce qui se passe devant elle est bien réel.

- “Satisfaite de l’exa...”

Son double lève un sourcil perplexe. Au loin , étouffés, des cris, des pleurs se font entendre. Une porte claque contre le mur, des bruits de courses précipitées, des claquement de bottes résonnent dans le couloir. Le tout se rapproche dangereusement de la chambre. La fillette retrouve ses esprits avec ce chambardement. Terrorisée, elle fait volte face vers la porte, et colle son dos contre le miroir. Elle sait ce qui va se passer. Elle va être accusée de parricide. Une image traverse son esprit. Elle se voit empaler sur un énorme pieu, celui-ci entrant dans son vagin, la pointe ressortant de sa nuque. C’est ainsi qu’on punit les femmes qu’importe leur âge... et elle devra souffrir mille douleurs pour son crime.

- “Pas le choix ma soeur ! tu viens avec moi où c’est ta mort...”

A peine les paroles sentencieuses ébauchées, la fillette sent la surface de tain se déformer dans son dos. Infime chuintement, mouvement au coin de l’oeil, un bras grisâtre fait son apparition et lui enserre le cou. Dans un hurlement, elle se débat mais finit rapidement par suffoquer sous l’étreinte de fer. Le manque d’air lui irrite la gorge, le nez. Son visage s’enflamme sous ses efforts, sa salive se tarit, sa langue se fait plus épaisse. L’enfant se voit mourir, finir en enfer pour expier ses fautes. Un instant de lucidité, un dernier cri bref, lorsque son étau la tire en arrière, qu’une substance aqueuse, froide la recouvre, se collant à elle et...

Bruit de serrure que l’on ouvre en hâte, claquement de la porte contre le mur , ruade dans celle-ci, cliquetis de lances et d’épées qu’on sort de son fourreau. La troupe de soldat venue chercher l’enfant parricide reste médusée. Les homme tournent en rond dans la pièce à la recherche de l’enfant. chaque recoin est fouillé, l’armoire est mise à sac, le lit retourné. Les hommes se rendent à l’évidence, l’enfant n’est plus ici. Quelques uns se précipitent vers la fenêtre entrouverte et regarde en contrebas de la tour. Peine perdue l’intrigante n’a pas sauté.... Sorcellerie crient certains, complots hurlent d’autres.

Ils se promirent de la retrouver coûte que coûte. Certains de ces hommes abandonnèrent au fil des années, mais d’autres persistèrent en mémoire de leur bons souverains, morts dans d’horribles souffrances inavouables. Ces derniers rendirent l'âme, l'esprit torturé, sans avoir trouvé un seul indice, la moindre de trace de la diablesse... Et cette histoire tomba lentement dans les limbes de l’oubli...

Les légendes racontent qu'il faut voiler tout miroir se trouvant dans la chambre d'un être prêt à trépasser sous peine de voir son âme pris au piège pour l'éternité. Et si cela ne concernait pas que les âmes ?

Quelque part en ces terres, un grand miroir en fer forgé orne le mur l'une des chambres d'une auberge miteuse. Poussiéreux, étamage usé qui laisse de longues traînées grisâtres sur la surface réfléchissante, celui-ci ne paie pas mine. Le centre de celui-ci se met à bouillonner pour former un tourbillon fluide qui s'agrandit jusqu'à l'encadrement en fer de l'objet. Deux bras d'albatres sillonnés de veines gonflées et bleu foncées en sortent, se replient en arrière. Les mains fines aux ongles cyanosés s'accroche aux bordures du miroir. D'une poussée des bras, un buste dénudé aux formes généreuses fait son apparition. Un menton fier pointe à travers le tourbillon, s'avançant pour laisser apparaître un visage aux paupières closes dressé vers le plafond. La chevelure blanche qui encadre celui-ci laisse tomber quelques mèches sur l'ovale pâle. Soupir de satisfaction...Inpiration... Expiration... Une jambe repliée sort du miroir et se pose sur le sol de latte en bois, la deuxième suivant le même trajet, faisant craquer le plancher sous son poid.

Mains toujours accrochées, buste cambré et tête penchée vers l'arrière, telle est la vision que l'hôte de la chambre, un vieillard, perçoit en clignant des yeux. Il regarde sa chopine de bière, puis de nouveau ce qui paraît être une jeune femme. Il croit avoir trop bu au point d'avoir des hallucinations. Il dépose sa bière sur la table de chevet, se frotte les yeux de ses poings tavelés de tâches de vieillesse, et s'avance vers elle. Elle ne semble pas s'apercevoir de sa présence et reste immobile. A quelque pas d'elle, il ose tendre le bras pour effleurer ce ventre où tronent d'étranges cicatrices rôsatres formant un motif tribal complexe. Le contact de cette peau est si froide qu'il en tremble.

Grognement sourd, les paupières de l'inconnue s'ouvrent d'un coup laissant apparaître un regard blanc sans pupille, où plutôt le regard de ceux qui vivent dans le noir durant des années, une membrane blanchâtre se déposant sur la pupille pour la voiler. Lentement, sa tête se baisse vers l'homme. Aucune expression ne trahit ses pensées. De ses yeux si étranges, elle regarde cette ombre noire, floue qui caresse de sa main son ventre. Déplaisant, ce frottement se faisant plus précis l'agace.

Le vieux n'en croit pas ces yeux. Elle se laisse toucher sans broncher et il en profite pour voir jusqu'où il peut aller. A son âge les donzelles, même de celles qu'on paie n'éprouvent que du dégout pour lui. Mais elle c'est différent, et ce regard... la chance est avec lui ! elle est aveugle en plus ! il s'approche un peu plus d'elle, entoure de son bras libre la taille de celle-ci et...

Se sentant menacée par la proximité de l'ombre, elle hurle à la face du vieillard et sans lui laisser le temps de réagir, l'attire à elle en le faisant pivoter. Torse collé contre le dos de l'homme âgé, elle fait glisser son bras le long du cou pour venir enserrer la tête du vieux. Pris dans l'étau, sa proie gigote, tire sur son bras tout en vociférant et en l'insultant de tous les noms d'oiseaux. D'un mouvement rapide, tout en accentuant sa pression, elle retourne la tête du vieux produisant un crac sonore. Celui-ci dans ses bras s'affaisse, sur son visage une expression de colère lui déforme les trait, mais de tout cela elle ne perçoit rien.

Elle relâche son étreinte. Le corps sans vie s'effondre à terre dans un bruit sourd. D'un pas maladroit, elle le contourne et se dirige vers les ombres immobiles. Jubilation, bien être, elle rit à gorge déployée de cette renaissance macabre. Son genoux bute contre le montant du lit. Elle grimpe dessus à quatre pattes, tatonnant les draps sentant poussière, sueur et senteurs fauves. Ses mains rencontrent une besace. Avec la curiosité d'une enfant, elle la fouille avec hâte. Sur le lit elle dépose poignard et bouclier. Bien peu pour la vêtir. Elle retourne alors vers le cadavre à terre, et entreprend de le dévêtir. Tunique, chausses sont un peu grandes mais c'est mieux que rien. La jeune femme enfile en dernier un manteau de peau puant le rance, et rabat le capuchon sur sa tête. Bouclier et poignard camouflé, elle se dirige vers la porte. Dernier regard pour l'ombre à terre...

"La mort te va si bien....". Ricanement rauque.

Claquement de porte, grincement des marches, Kaalith vient de renaître...

Le temps passe à toute allure sur ces terres et la vision de Kaalith s'améliore de jour en jour, s'habituant peu à peu à la lumière du soleil. Les ombres noires se font colorées l'aidant à identifier le Karma de ceux qu'elle rencontre : une ombre verte pour un être innocent, une ombre dorée pour un être normal pouvant avoir des pulsions subites, une ombre rouge pour un être malfaisant.

Lorsqu'elle est sortie de cette auberge discrètement, elle a eu la fringale de sa vie. Mais sans un sou en poche, dur de se nourrir en ville. Aux portes des boutiques sont affichées des annonces de mercenariat. Elle en a attrapées quelques unes qui ne lui semblaient pas trop difficile à contenter.

S'est ainsi qu'elle s'est mise en route pour aller voir une jeune donzelle. Une ombre verte. Pauvre innocente ayant perdue sa poupée. Cette dernière, à son approche a sursauté, à la vue de son regard si étrange. Mais néanmoins, elle lui a fait part de sa requête, tenant tant à sa poupée !

Trouver son frère a été une sinécure. Ombre dorée qui finirait dans le rouge. Mutin, railleur, celui-ci ne donnerait le jouet de sa soeur qu'à une condition : lui ramener une aile de chauve souris. Qu'à cela ne tienne cela serai fait !

C'est donc, par une nuit orageuse sans lune que Kaalith se tient immobile sous les rafales de vent. La pluie qui s'acharne sur elle ne la fait pas sciller. Concentrée, elle regarde ces petits points rouges qui se détachent de la nuit noire. Ils virevoltent, devant elle, la mordillent de leurs petits crocs, et se font plus rouges. Un plus gros que d'autres, s'étant largement gavé de son sang, repasse devant son nez. Le bras de Kaalith se détend subitement, et frappe l'air, s'enfonçant dans la bestiole bien trop gourmande. Un petit cri perçant déchire les grondements du tonnerre. Le point rouge au bout de sa dague s'éteint. De sa main libre, elle entreprend de faire glisser le corps sang vie le long de sa lame et le met ensuite dans sa besace.

S'allongeant à même le sol spongieux et boueux, elle s'endort engoncée dans son manteau...

Le matin se lève. Courbaturée, les vêtements humides, le ventre toujours aussi vide, elle va à la rencontre du petit frère. celui-ci saute de joie à la vue de l'aile sanguinolante. Il l'a remercie et lui indique où trouver la poupée. En moins de temps qu'il n'en faut, il se retrouve avec un corps sans tête, celle-ci roulant à quelque pas de lui.

Jouet retrouvé, récompense due. Kaalith, s'enquiert d'aller retrouver la fillette. Mais celle-ci serait plus que surprise. De loin, elle voit Kaalith arriver. Celle-ci tient quelque chose dans sa main. Sa poupée ? Elle accoure en faisant de grand signe vers l'inconnue, la remerciant d'avance pour son aide. Kaalith s'arrête, attendant que cette dernière approche. A quelque pas d'elle, elle lui jete le jouet à terre.

"Garde ta récompense... Le prix du sang a été payé !"

La gamine ne comprend pas et regarde au sol. Hurlement, pleurs, bruit d'un corps qui heurte l'herbe. La fillette n'aurait pas dû geindre. L'ouie agressée, ne comprenant pas que son cadeau n'ai pas plu à l'enfant, Kaalith l'a prise pour une ingrate, une faible. Comme son frère, elle a perdu sa tête.

Sans un regard en arrière, elle laisse un corps meurtri et une poupée qui porte pour tête, celle du frère harnachée par de la corde...

Elle est à terre, sur le dos, ne hurle pas sous cette lame qui s’acharne sur sa chair. Son sang coule, chaud, visqueux, plaque sa tunique contre son corps. De ses bras, elle se protège le visage. Refuse de les laisser tomber même sous les coups tranchant qui entaillent son avant bras le plus exposé. S’en sortir.... un instinct de survie qu’elle ne connaît trop bien. Elle relâche ses muscles. Ses bras heurtent le sol, son corps entier s’alourdit, les yeux clos, elle prend une dernière inspiration et cesse de respirer.

L’acharnement s’arrête. Bruit d’une lame qu’on range dans son fourreau, grognement de satisfaction, des pas lourds raclent le sol de terre sèche. Silence. Elle ose ouvrir un oeil tuméfié, discerne mal ce qu’il y a autour d’elle. Roulant sur le côté, des langues de feu la parcourt. Elle se sent faible par tout ce sang perdu et qui continue toujours à couler. Petit élan, et elle se retrouve à plat ventre.

Elle n’est pas loin de Bourgidus. Alors puisant dans ses dernières forces, elle prend appuie sur ses bras et rampe. La poussière remuée l’aveugle. Le comble pour celle qui au fil du temps a retrouvé une vue parfaite, malgré cette membrane blanche qui persiste à rester.

Aux blessures de ses bras, s’ajoutent des abrasions de la peau. Cela la brûle de même que cette terre qui s’insinue dans ses entailles. En larme, son souffle devenu plus court, elle s’effondre devant ce qu’on appelle un temple et qui n’est en fait qu’un cercle de pierres dressées. Un prêtre en longue robe blanche vient à elle. Sur son visage remués de tic, elle peut y voir de la répulsion. L’aide ne venant pas, elle plante ses ongles à vif dans la terre et avance vers l’autel de roc. Pris de pitié le prête, la rejoint et la porte sur les derniers mètres jusqu’au centre, et la dépose sur la pierre froide, avant de s’en retourner.

Frissonnante, se sentant partir, Kaalith, dans un murmure, annone un :

“En ces lieux je me plie à votre loi céleste, car je n’ai pas le choix. En ces lieux je renaîtrai à chacune de mes morts physiques”